Chapitre 10
Quelque chose était appuyé contre ma bouche. Un liquide coulait dans ma gorge si vite que je toussai pour éviter de m’étouffer. Une voix me parlait, qui semblait venir de très loin, et je sentais qu’on me secouait tandis que le fluide continuait à couler sans répit. Je l’avalai pour éviter qu’il me submerge, puis la voix devint plus claire et la brume qui voilait mes yeux se dissipa.
Bones était derrière moi et me serrait contre sa poitrine. Nous étions par terre. Il me maintenait contre lui à l’aide de l’un de ses bras, et son poignet libre était appuyé contre ma bouche. C’était son sang que je buvais.
— Arrête, tu sais que je déteste ça.
Je crachai le sang qui me restait dans la bouche et tentai de repousser Bones, mais il resserra son étreinte et se tourna pour voir mon visage.
— Dieu merci, tu vas bien. Ton coeur avait commencé à ralentir. Ça m’a fichu une peur bleue.
À mesure que ma vision s’éclaircissait, je pris conscience qu’un cadavre de vampire gisait devant moi. Il avait la tête presque entièrement arrachée, et l’un de ses yeux pendait de son orbite. Sa peau s’était ratatinée et collait à ses os – c’était le processus habituel quand un vampire mourait pour de bon –, mais le visage n’était pas celui d’Hennessey. Il s’agissait de quelqu’un que je n’avais jamais vu.
— Où est Hennessey ?
Ma voix n’était qu’un murmure. Mes yeux et mes oreilles fonctionnaient, mais j’avais encore la tête qui tournait.
Derrière moi, Bones ricana d’un air dépité.
— Cet enfoiré s’est enfui. J’étais déjà en route pour vous rejoindre quand j’ai reçu ton signal. Hennessey était sur toi ; je l’ai attrapé, on a commencé à se battre et ce type est brusquement sorti du coffre où il était caché. C’était son garde du corps. Il m’a sauté dessus et Hennessey s’est taillé. L’autre salopard m’a donné du fil à retordre, en tout cas. Après en avoir fini avec lui, je me suis occupé de toi. C’est là que j’ai vu que tu ne respirais presque plus, et je me suis ouvert une veine. Franchement, tu devrais en boire un peu plus, tu es encore pâle comme la mort.
— Non.
Ma réponse était douce, mais ferme. En pensant à tout ce que j’avais avalé, je craignais d’en avoir déjà trop bu. J’étais écoeurée.
— Que s’est-il passé ? Je pensais que tu faisais semblant et que tu poussais l’affaire aussi loin juste pour me faire enrager. Ça a marché, d’ailleurs, c’est pour ça que j’étais déjà presque sur lui quand ton signal s’est déclenché. Il t’a prise par surprise ?
Il avait retiré son poignet de ma bouche, mais il gardait ses bras autour de moi. Une partie de mon être protestait, d’autant plus que j’étais nue jusqu’à la taille, mais j’étais trop épuisée pour lui en faire part. Je forçai mon cerveau à se mettre en marche et j’essayai de me remémorer ce qui s’était passé. J’avais l’impression d’avoir la cervelle en bouillie.
— Euh... je ne sais pas. On est montés dans sa voiture et j’ai commencé à me sentir mal... Non, ce n’est pas vraiment ça. Je me sentais déjà mal avant, à la boîte. Ça a commencé pendant qu’on dansait. J’avais l’impression d’être saoule. Tout était flou, les lumières me paraissaient lointaines... Au bout d’un moment, ça s’est arrêté, mais, après avoir quitté la boîte, la sensation est revenue, trois fois plus violente qu’avant. Je ne pouvais plus bouger. Mes jambes refusaient de m’obéir, et ma tête... je n’arrivais pas à penser. J’avais même oublié la montre jusqu’à ce qu’elle se coince dans ses cheveux. Tu crois qu’il m’a droguée ? Est-il possible qu’il ait été au courant de ce qu’on comptait faire ?
Bones me tira en arrière, suffisamment pour pouvoir me regarder dans les yeux. Ce qu’il vit le fit jurer.
— Tu as les pupilles aussi dilatées que celles d’un cadavre. T’as été droguée, ça ne fait aucun doute. Tu dis que ça a commencé avant l’arrivée d’Hennessey, pendant qu’on dansait ? Ça ne tient pas debout...
Sa voix s’éteignit et, tout à coup, la vérité me sauta aux yeux. Je revis les sourires innocents de Ralphie et de Martin tandis qu’ils me tendaient un verre.
— Ce n’était pas lui. (Viens voir ma Porsche, viens dehors...) C’étaient ces deux gamins, Ralphie et Martin, que tu as fait fuir quand on est arrivés. Ils m’ont offert un verre à ce moment-là, et un autre un peu plus tard, pendant qu’Hennessey était parti à ta recherche. Ces petits merdeux, ils ont essayé de m’entraîner dehors pour voir leur voiture, ils avaient l’air surpris que je refuse...
Tout à coup, je fus de nouveau prise de vertige et ma vision se troubla pendant quelques secondes.
— Il te faut plus de sang.
C’était une affirmation, mais je lui fis « non » de la main à travers le brouillard.
— Pas question. Ça va aller. J’ai juste besoin de dormir.
Les arbres se mirent à pencher et, lorsque j’ouvris les yeux, j’étais allongée par terre, la veste en jean de Bones pliée sous ma tête, en guise d’oreiller. Quant à lui, il était en train de creuser un trou dix mètres plus loin.
Il avait ôté sa chemise et la lumière de la lune se reflétait comme une caresse sur sa peau de nacre. Torse nu, il paraissait encore plus ciselé. De longues lignes rejoignaient ses clavicules, ses épaules ainsi dénudées semblaient plus larges, et, sous son pantalon, je devinai le prolongement de son ventre lisse et ferme. En regardant ses muscles saillir sous l’effort, je me dis que je n’avais jamais vu d’homme aussi séduisant.
— Qu’as-tu fait de ta chemise ?
Apparemment, j’avais parlé à voix haute, car il se retourna pour me répondre.
— Je l’ai mise sur toi, ma belle.
Il se pencha, souleva le cadavre d’une seule main et le jeta dans le trou avant de le recouvrir de terre.
— Tu es vraiment magnifique torse nu, tu le sais, ça...
Ma fonction « monologue interne » devait être hors service, puisque de toute évidence il m’avait encore entendue.
Il s’interrompit un moment pour me sourire ; ses dents brillaient dans la nuit.
— J’ai cru remarquer que les seules fois où tu me faisais des compliments, c’est quand tu étais saoule. Entre nous, ça rend ta compagnie beaucoup plus agréable.
Pour finir, il donna un dernier coup de pelle sur le sol, puis se dirigea vers moi. Je continuais à n’y voir clair que par intermittence.
— Je t’ai toujours trouvé très beau, murmurai-je en tendant mon doigt pour caresser sa joue alors qu’il s’agenouillait près de moi. Embrasse-moi encore...
Rien ne semblait réel. Ni le sol en dessous de moi, ni ses lèvres une nouvelle fois posées sur les miennes. Je laissai échapper un soupir de déception tandis qu’il relevait la tête et se dégageait de l’étreinte de mes bras.
— Pourquoi t’arrêtes-tu ? Je n’ai pas bon goût ?
Il me semblait me rappeler que j’avais vomi peu de temps avant.
Il sourit et reposa délicatement ses lèvres sur les miennes.
— Non. Tu as le goût de mon sang, et j’ai tellement envie de toi que c’en est insoutenable. Mais ce n’est pas le bon moment. Tu dois avant tout te reposer. Allez, en route.
Il me prit dans ses bras et me souleva.
— Bones, soupirai-je. Tu sais quoi ? Je n’ai pas peur de toi, mais tu m’effraies...
Sa silhouette redevint floue.
— Toi aussi, tu m’effraies, Chaton...
Je n’étais pas sûre d’avoir entendu sa réponse. Je sombrai de nouveau dans les ténèbres.
Ma mère était couchée derrière moi, m’entourant de ses bras, et je me blottis contre elle. C’était d’autant plus agréable qu’elle ne me serrait jamais contre elle d’ordinaire. Elle marmonna quelque chose, et sa voix était basse et profonde. Ses bras étaient puissamment musclés, et sa poitrine, que je sentais dans mon dos, était... dure comme un roc.
J’ouvris précipitamment les yeux, et pour la deuxième fois de ma vie je me réveillai au lit avec un vampire. Sauf que cette fois-ci, c’était infiniment pire, car je ne portais qu’une chemise et une culotte, et lui...
Je ne pus réprimer un hurlement. Bones se leva en sursaut en tournant la tête dans toutes les directions pour repérer d’où venait le danger. Je détournai précipitamment les yeux car, le danger, je l’avais parfaitement vu. Je rougis et maintins mes paupières closes.
— Que se passe-t-il ? Tu as vu quelqu’un ?
Sa voix était insistante et implacable.
Sans rien dire, je remuai la tête en me demandant comment j’avais bien pu me retrouver dans cette situation. La dernière chose dont je me rappelais, c’était que j’étais allongée par terre et que je l’embrassais...
— Bones. (Mes dents grinçaient, mais il fallait que je sache.) Est-ce que toi et moi... s’est-il passé quelque chose entre nous ? Je ne me souviens de rien. Dis-moi la vérité.
Il soupira, visiblement exaspéré, et je sentis le lit s’affaisser sous son poids tandis qu’il revenait se coucher. Je bondis immédiatement hors du lit et l’observai discrètement jusqu’à ce que je sois sûre que le drap le recouvre bien en dessous de la taille.
Il me lança un regard noir.
— Tu me crois capable d’abuser de toi pendant que tu es dans les vapes ? Tu penses vraiment que je ne vaux pas mieux que les deux salopards qui t’ont droguée ? Ta robe était à moitié arrachée et couverte de vomi, rien que ça, alors je t’ai enfilé une chemise et je t’ai ramenée ici. Ensuite, je suis retourné à la boîte.
— Oh. (Je me sentais toute bête et je voulais défendre mon point de vue, bien qu’il se soit révélé erroné.) Alors pourquoi es-tu complètement nu ?
— Parce que le temps d’en finir avec tes jeunes chevaliers servants et de chercher Hennessey en vain, le jour se levait. J’étais crevé et mes vêtements étaient couverts de sang, alors je me suis déshabillé et je suis venu me coucher. Toi, tu avais piqué toutes les couvertures, comme l’autre fois, et tu ronflais. Pas de quoi me mettre en appétit, désolé.
Chaque mot était chargé de sarcasme, mais sa première phrase m’avait glacé les sangs.
— Comment ça, tu en as fini avec les garçons ? Qu’est-il arrivé à Ralphie et à Martin ?
— Tu t’inquiètes pour eux, hein ? T’es bien une Américaine, toi. Tu te fais plus de souci pour les criminels que pour les victimes. Ça ne t’intéresse pas de savoir si après ton départ ils se sont cherché une nouvelle camarade de jeu ? Tu ne te demandes pas ce qui a pu lui arriver ? Non, au lieu de ça, tu t’inquiètes du bien-être de ces deux salopards.
— Ils ont drogué une autre fille ? Comment va-t-elle ?
Si son but avait été de me faire honte, il avait réussi.
Il me transperça du regard.
— Non, Chaton, elle ne va pas bien. Voyant que tu n’avais pas succombé après avoir ingurgité deux verres de leur mixture, ils ont triplé la dose. Pendant que tu étais en train de te faire grignoter le cou, ils étaient joyeusement en train de choisir une autre fille. Mais ils ont commis l’erreur de l’emmener à seulement deux kilomètres de la boîte. Quand je suis revenu, je suis tombé sur un van, au milieu des arbres, et j’ai senti que ces deux loques étaient dedans. Le premier était en train de violer la pauvre fille pendant que l’autre attendait son tour. Bien sûr, ils ne s’étaient pas rendus compte qu’elle était morte d’overdose. J’ai arraché la portière du véhicule et j’ai brisé la colonne vertébrale de celui qui était en pleine action. Ça a fichu une peur bleue à l’autre, comme tu peux t’en douter. Je l’ai d’abord questionné un peu pour m’assurer qu’il n’avait rien à voir avec Hennessey. Il a tout lâché et il m’a raconté que lui et son pote avaient l’habitude de droguer des filles et de les violer avant de les relâcher dans la nature. Ils aimaient bien les boîtes de vampires, parce que les filles qui fréquentaient ces endroits évitaient généralement de porter plainte. Ça lui a fait un gros choc quand je lui ai dit que la fille était morte. Il s’est mis à pleurer en disant que la drogue n’était pas censée les tuer, mais seulement les rendre inconscientes. Je lui ai tranché la gorge et j’ai bu son sang. Ensuite, je suis retourné à la boîte et j’ai tout raconté au propriétaire. Il n’apprécie pas du tout ce genre d’activités, ça attire une attention malvenue sur la boîte. J’ai rendu service à ces crétins en les tuant rapidement. Le proprio les aurait laissé agoniser pendant des semaines en signe d’avertissement à l’intention des éventuels humains assez idiots pour tenter le même coup.
Je me sentais mal et je m’assis sur le bord du lit en baissant la tête. La pauvre fille, quelle tragédie. Mais la manière dont Bones avait tué Ralphie et Martin me faisait frémir. L’avaient-ils mérité ? Oui. Bones avait-il eu raison de le faire ? Je n’avais pas de réponse à cette question.
— Qu’as-tu fait d’elle ?
— J’ai déposé les corps des deux types à la boîte et j’ai conduit le van jusqu’à une aire d’autoroute où je l’ai abandonné. La police le trouvera, cherchera le nom du propriétaire et arrivera à la conclusion qu’après avoir violé la fille et s’être rendu compte qu’elle était morte, les agresseurs sont partis chacun de leur côté. Enfin, un seul des deux, en fait. Il y avait du sang dans le van. Les flics penseront que le type qui les a tués tous les deux s’est enfui. Ce ne sera pas la première fois qu’un truc comme ça se produit.
— Au moins, ses parents sauront la vérité, ils ne passeront pas le reste de leur vie à se demander avec angoisse ce qui s’est passé.
J’avais de la peine pour les proches de cette inconnue en pensant au terrible coup de téléphone qu’ils recevraient bientôt. Je laissai tomber ma tête dans mes mains pour essayer d’enrayer la migraine que je sentais arriver. Après tous les événements de cette nuit, c’était un prix à payer bien dérisoire.
— Et Hennessey. Que va-t-il faire, à ton avis ? Tu crois qu’il va tenter quelque chose ou qu’il va s’enfuir ?
Bones rit d’une voix morne.
— Désormais, Hennessey sait que je suis après lui. Il s’en doutait, mais il en a enfin la preuve. Il va essayer quelque chose, ça ne fait aucun doute. Mais où et quand, je n’en ai pas la moindre idée. Il va peut-être faire profil bas pendant quelque temps, ou bien contre-attaquer immédiatement. Je n’en sais rien ; mais, en tout cas, nous n’en avons pas fini avec lui.
— C’est ma faute si Hennessey s’est enfui. Bon Dieu, j’ai été complètement idiote de ne pas me rendre compte que quelque chose n’allait pas, et quand j’ai compris, il était trop tard...
— Ce n’est pas ta faute, Chaton.
Il posa ses mains sur mes épaules et se glissa plus près de moi. En repensant à mes écarts de comportement de la veille, je pris conscience qu’entre autres bizarreries j’avais voulu le caresser. Et maintenant, nous étions au lit, lui entièrement nu, et moi à peine vêtue d’une culotte et d’une chemise. Ce n’était vraiment pas malin.
Je me levai du lit et lui tournai le dos en essayant de mettre un peu de distance entre nous. C’était la drogue qui m’avait poussée à l’embrasser, et rien d’autre. Plus je me répétais cette phrase, mieux je me sentais.
— Bones, je... je tiens à te remercier. Tu m’as sauvé la vie. J’ai perdu connaissance juste après avoir appuyé sur le bouton de ma montre, et il m’aurait saignée à blanc sans ton intervention. Mais tu sais, si j’ai été si... directe avec toi, c’est uniquement à cause des drogues qu’ils m’ont fait ingurgiter. Tu le sais, hein ? Bien sûr, je ne t’en veux pas de m’avoir embrassée. Je suis sûr que ça n’avait aucune importance pour toi. Je voulais juste que tu saches que ça n’en a aucune pour moi non plus.
Je lui tournais toujours le dos, et j’aurais donné très cher pour être plus décemment vêtue. C’était trop dangereux d’être enfermée avec lui sans une bonne trentaine de couches de protection.
— Retourne-toi.
Il y avait quelque chose dans le son de sa voix que j’avais peur de déchiffrer. Quoi que ce puisse être, ce n’était pas de la joie.
— Euh... tu peux déplacer la pierre pour que je puisse sortir et...
— Retourne-toi.
Maintenant, je savais ce qu’il y avait dans sa voix. Une menace.
Lentement, je lui fis face.
Sans que je l’aie vu bouger, il se plaça devant moi, à quelques centimètres, toujours nu comme un ver. Je devins rouge écarlate, mais je gardai les yeux fermement levés. C’était presque pire. L’expression de son regard me fit trembler.
— Ça me met mal à l’aise que tu sois nu, dis-je en essayant sans succès de parler d’une voix normale.
Il haussa un sourcil.
— Pourquoi ça te gêne, mon chou ? Après tout ton beau discours, comme quoi tu n’éprouves rien pour moi si ce n’est de la gratitude, il n’y a aucune raison. En plus, ce n’est pas la première fois que tu vois un homme nu, alors ne me sors pas ton numéro de vierge effarouchée. Qu’est-ce qui te dérange ? Je vais te dire ce qui me dérange, moi. (Il abandonna son ton badin et sa voix se transforma en un grognement sourd et furieux.) Ce qui me dérange, c’est que tu oses me dire ce que je suis censé ressentir ou ne pas ressentir à propos d’hier soir. Que t’embrasser et te tenir dans mes bras n’a eu aucune importance pour moi. Et que, pour couronner le tout, tu n’as voulu m’embrasser que parce que tu n’étais pas dans ton état normal ! C’est vraiment gonflé. Tu sais ce que la première dose de drogue t’a fait, avant que la deuxième te plonge dans le coma ? Elle t’a décoincée !
Sur ces entrefaites, il dégagea la pierre de son emplacement pour m’ouvrir le passage. Je restai bouche bée tant j’étais indignée. Il pointa la sortie du doigt.
— Sors d’ici avant que je perde mon calme, et là on verra bien si tu n’aimes pas m’embrasser.
Courageuse, mais pas téméraire, je sortis en vitesse.